6.

Des jours durant, j’étais resté cloîtré dans ma chambre, sourd aux incessantes lamentations de ma mère, repoussant mes repas et gardant ma porte fermée. Ma figure ratatinée et les contusions sur mon corps préoccupaient ma famille. Mon père renonça à m’importuner dès la première confrontation. Devant mon refus de répondre à ses questions, il invoqua le nom du Seigneur et ne m’adressa plus la parole. Ma mère ne se laissa pas intimider par mes accès de colère. Elle voulait savoir ce qu’il m’était arrivé, qui avait osé humilier de la sorte son unique garçon. J’entendais mon père lui crier avec dégoût : « On ne s’acoquine pas avec des voyous impunément. La raclée qu’on lui a infligée se passe de commentaire. Ton rejeton est déraisonnable. Il n’admet pas sa condition. Forcément, il a dû faire une fausse manœuvre, et il a dérapé. Je te préviens, je ne lèverai pas le petit doigt pour lui. Il n’avait qu’à se tenir à carreau. » Et ma mère, indignée : « Mon fils est correct. Il a toujours veillé à ses fréquentations. Je refuse de croire qu’il soit mêlé à des affaires crapuleuses. » Et mon père : « Un simple chauffeur ne peut pas se permettre des fringues de luxe et des bijoux, du jour au lendemain. Ses poches débordaient de billets de banque. Ce sont des signes qui ne trompent pas. C’est pourquoi je n’acceptais pas ses cadeaux. »

Je me pelotonnais derrière mes genoux, dans un angle de ma chambre, l’oreille aux aguets. Un chahut qui se déclarait dans la rue, une main qui cognait à la porte, et je me recroquevillais. Dans mon esprit tourmenté, c’était la police qui venait me chercher.

Je purgeais mes jours dans la panique. Mon sommeil était hanté de visions cauchemardesques. La forêt de Baïnem ululait telle une chimère en rut, avivant mes frayeurs nocturnes. Le fantôme de l’adolescente me traquait à travers la brume. Sa tête émergeait partout, au milieu des buissons, sur les rochers, poussait aux arbres comme un fruit exécrable. Les battements de mon cœur se fondaient aux han de Hamid, aux bruits sourds de la pierre écrabouillant la figure de la morte. Je me réveillais en hurlant, les bras tendus dans le noir. Ma mère m’appelait derrière la porte. Elle me persécutait. Je la suppliais de me fiche la paix.

Un après-midi, Dahmane me rendit visite. Reconnaissant son accent nasillard, je me précipitai pour lui ouvrir. J’avais tellement besoin de parler à quelqu’un. Dahmane pria mes parents de nous laisser seuls. Il voyait bien à quel point j’étais amoché, mais fît comme si de rien n’était. Il s’installa au bout de mon lit. Son regard traîna sur le désordre qui régnait dans ma chambre.

– J’ignorais que tu avais des ennemis parmi tes propres affaires, dit-il avec une pointe d’ironie. Qui a commencé : l’armoire, la table de chevet, les couvertures ou toi ?

Il se leva, ouvrit les volets. La lumière crue du jour m’obligea à me protéger les yeux.

Il revint s’asseoir près de moi.

– Maintenant, on peut et voir clair et aérer la pièce.

Il me tendit un paquet de Marlboro.

Je me rendis compte que je n’avais pas fumé depuis une semaine. Ma main trembla en cueillant une cigarette. Dahmane me présenta son briquet, attendit sagement que j’aie avalé cinq ou six bouffées avant de s’enquérir :

– Ça va ?

Ma petite sœur nous apporta du café et s’éclipsa.

– C’est ton père qui m’a appelé. Il paraît que tu fais une fixation.

Il me releva le menton, ausculta mes blessures.

– Ils t’ont bien arrangé, dis donc.

– J’ai un grave problème.

– Je m’en doutais un peu : dealer ou mari jaloux ?

– Pire.

– Alors, raconte.

Il m’écouta sans broncher, une moue indécise sur les lèvres. Il ne paraissait nullement affecté par mon récit, sauf lorsque je lui relatai l’horreur de Baïnem. Là, il fronça un sourcil :

– Insoutenable, reconnut-il.

– C’est tout ce que tu trouves à dire ?

– Hélas !

– Je ne ferme pas l’œil de la nuit.

– Il y a de quoi.

Son laconisme me désarma, accentua mon désarroi.

– Il fallait le voir pilonner le visage de la gosse, insistai-je dans l’espoir de lui faire prendre conscience de l’ampleur de mon traumatisme. Des lambeaux de chair se collaient à moi comme des sangsues. Et lui, il tapait, tapait… C’était, c’était…

– Qu’as-tu l’intention de faire ? m’interrompit-il sans état d’âme.

– Je ne sais pas. Je suis déboussolé.

– Je te propose de tourner la page.

– Tu crois que c’est facile. Il s’agit de la mort d’un individu. Si on m’arrêtait, je suis foutu. On me demandera pourquoi je n’ai pas signalé le drame à la police si je n’y étais pour rien. Il fit non de la tête.

– Je ne te conseille pas d’aller trouver les flics. Tu seras le seul coupable.

– Quoi ? Je n’ai rien fait.

Il devint grave. Des rides lui ravinèrent le front.

– Réfléchis une seconde. Crois-tu que la police serait ravie de ta déposition ? Il s’agit des Raja, pas de ton voisin de palier. Te rends-tu compte de rembarras des flics ? La loi, c’est pour le menu fretin, chez nous. Le gros poisson est au-dessus. Qui s’y frotte une fois l’apprend à ses dépens. On ne l’y reprendra plus. Non, mais tu te crois où, Nafa ? Il y a des gens inaccessibles. Ce n’est pas la mort, accidentelle de surcroît, d’une petite dévergondée qui risquerait de fausser la saveur de leur pain brioché. Aucun commissaire ne voudra s’en mêler. Hamid a agi le plus normalement du monde. Il y avait une anomalie chez son patron. Il l’a effacée. C’est aussi simple que ça. Admettons que tu ailles trouver les flics. Hamid niera les faits. Il dira qu’il était avec Junior, dans la résidence. Que cette fille était inconnue au bataillon. Junior confirmera cette version. Ce sera ta parole contre la leur. Tu n’as aucune chance. La police conclura que c’est toi qui as tué la fille, et que tu as cherché à impliquer Junior pour pouvoir bénéficier de la réputation de sa famille et t’en tirer. Il n’y aura pas de compromis, Nafa. Tu te mettras tout le monde sur le dos. C’est déjà arrivé, tu sais ? Des accidents de ce genre, on peut en recenser des dizaines. On s’en fout comme d’une guigne, si tu veux mon avis. Le corps de la fille sera retrouvé – si ce n’est pas déjà fait -, déposé à la morgue un certain temps. Si personne ne se manifeste pour l’identifier, il sera enterré, point à la ligne.

– Ce n’est pas possible. Nous sommes dans un État de droit.

Dahmane montra ses dents acérées dans un rictus amer. Il me sembla que je suscitais son mépris.

Il dit :

– Oui, tout à fait Notre pays est un État de droit. C’est indéniable. Encore faut-il préciser de quel droit il s’agit… Il n’y en a qu’un seul, unique et indivisible : le droit de garder le silence.

 

La même nuit, un rêve inextricable me plaqua contre le mur. Mon pyjama était trempé. La gorge écorchée par mes hurlements, je rampai dans le noir et me tassai dans un coin de ma chambre, au bord de la folie. J’enfouis ma nuque sous mes doigts et m’entendis sangloter :

– Mon Dieu ! Aide-moi.

L’appel du muezzin retentit dans le prolongement du mien, apaisant subitement mon âme. Ce fut un moment d’une incroyable intensité. Comme par enchantement, mes angoisses s’émiettèrent, et un sentiment de délivrance me submergea. J’étais convaincu qu’il s’agissait là d’un signe du ciel. Dieu s’adressait à moi par le truchement du muezzin. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Le salut frappait à ma fenêtre. Mû par une influence extraordinaire, je sortis dans le patio, puisai l’eau dans la futaille près de la buanderie et, accroupi devant ma casserole, je fis mes ablutions. Dix minutes après, traversant la nuit et le silence des rues, je rejoignis les fidèles en prière dans la mosquée. Quelques voisins, agréablement surpris de me découvrir dans leur rang, me saluèrent de la tête. Une main me tapa sur l’épaule, une autre effleura la mienne. Je n’étais plus seul. Un monde s’éveillait autour de moi, me couvait déjà, me délivrait de mes hantises. Les affres de la nuit reculaient devant la proximité des miens. Je pouvais enfin tenir debout sans fléchir, me prosterner sans m’effondrer, fermer les yeux sans subir les agressions fulgurantes du cauchemar.

– Tu ne mesureras jamais à quel point je suis soulagé, ce matin, me souffla à l’oreille Rachid le cordonnier. Bienvenue parmi tes frères.

Des prieurs me donnèrent l’accolade.

– Dieu soit loué, me lança un lointain camarade d’école.

– Dieu est grand, renchérit Nabil Ghalem.

Les fidèles se dispersèrent en silence. Seuls quelques voyageurs désargentés restèrent encore dans la mosquée pour attendre le lever du jour. Je n’éprouvai pas le besoin de rentrer chez moi. Je pris un livre sur une étagère et m’assis en fakir près de la bibliothèque. L’ouvrage avait pour titre La Conduite du Prophète. À la fin du premier chapitre, les pages s’évanouirent et je m’assoupis. Ce fut un sommeil profond, sans rêve et sans écho. Je venais de me réconcilier avec mon âme.

Plus tard, l’imam Younes profita de mon isolement pour s’entretenir avec moi. C’était un homme d’une trentaine d’années, beau comme un prince, avec ses yeux limpides soulignés au khôl et son collier de barbe teint au henné. Les gens de la Casbah appréciaient sa droiture et sa prévenance. Constamment à l’écoute des nécessiteux et des jeunes désœuvrés, il avait réussi à conquérir leur confiance. Il avait le don de rapprocher les antagonismes, dénouant l’enchevêtrement des discordes aussi aisément qu’une ficelle vrillée. Sa voix était empreinte d’une indicible bonté, et sa sagesse résonnait, chez les petites gens, comme une prophétie.

Il s’agenouilla devant moi, le sourire radieux et l’œil tutélaire. Son kamis flamboyait d’un éclat fascinant.

– Je t’observe depuis deux semaines, frère Nafa. Tu es le premier arrivé, et le dernier à quitter le sanctuaire. J’aurais été très heureux si, dans ton attitude, il n’y avait pas une sorte de malaise. J’ai alors compris que ta solitude ployait sous un grave secret. J’en ai déduit, à ta façon de te tenir dans ton coin, que tu as besoin de te confier, de soulager ta conscience de la détresse sournoise, mais implacable, qui la ronge.

Sa main immaculée m’empêcha de parler.

– Tout mortel est faillible, frère Nafa. Le meilleur des fauteurs est celui qui reconnaît ses torts, s’en inspire pour ne point récidiver.

– Je n’ai pas fauté, cheikh.

Il hocha la tête d’un air sceptique.

– Tu n’es pas dans un tribunal, mais dans la maison du Seigneur. Il est clément et miséricordieux. Tu peux te confesser sans crainte. Ton secret et ton honneur seront saufs.

– Je n’ai pas besoin de le faire, cheikh, je t’assure. Je pense que je suis en mesure de m’en sortir seul. Puisque j’ai recouvré la foi.

– C’est merveilleux, frère Nafa. Je suis content.

Il n’insista pas.

Le lendemain, sans m’en rendre compte, j’allai le trouver dans son cabinet que masquait une tenture, à côté du minbar. Il m’accueillit avec déférence, me déclara qu’il était ravi, que la Foi partagée valait toutes les ascèses du monde. Avant de me donner la parole, il tint à me mettre à l’aise. Il me récita des hadiths certifiés, me raconta l’histoire de Job et m’expliqua que la douleur n’était une souffrance que pour les impies. Ensuite, il me récita la sourate Er-Rahmane. Sa voix chantante m’envoûta. J’aurais souhaité qu’elle ne s’arrêtât jamais. L’imam Younes avait les larmes aux yeux lorsqu’il se décida enfin à écouter mes confidences. Pas une seconde son visage séraphique ne trahit un sentiment.

– C’était ce qui pouvait t’arriver de mieux, frère Nafa, dit-il à la fin de mon récit. La majorité de mes ouailles n’ont pas eu ta chance. Elles sont là parce que leurs parents étaient là, avant. Elles sont nées musulmanes et ne font que perpétuer la tradition. Toi, tu es parti chercher autre chose sous d’autres cieux. Tu avais des rêves, des ambitions. Tu avais faim de la vie. Et Dieu t’a conduit là où tu voulais arriver. Pour t’éclairer. Tu as connu le faste, le pouvoir, la fatuité. Maintenant, tu sais que ces extravagances, cette ostentation tapageuse ne s’évertuent qu’à camoufler la laideur des vanités, la misère morale de ceux qui refusent d’admettre qu’un bien mal acquis ne profite jamais. Maintenant, tu sais ce qui est juste, et ce qui ne l’est pas. Car la pauvreté ne consiste pas à manquer d’argent, mais de repères. Tu as été chez les grosses fortunes. Ce sont des gens immondes, sans pitié et sans scrupules. Ils s’invitent pour ne pas se perdre des yeux, se détestent cordialement. Un peu comme les loups, ils opèrent en groupes pour se donner de l’entrain, et n’hésitent pas un instant à dévorer cru un congénère qui trébuche. Derrière les façades imposantes de leurs palais et leurs accolades hypocrites, il n’y a que du vent. Tu dois rendre grâce au Seigneur pour cette expérience inestimable. Tu as été aux portes de l’enfer, et tu n’y es pas tombé. Au contraire, tu as pris conscience de la Vérité, celle qui te permet de te regarder dans une glace sans te retourner, ni te détourner, qui t’aide à t’assumer dans l’adversité. Tu as été ressuscité, Nafa mon frère. Te rends-tu compte de ta chance ? On s’égare toujours lorsqu’on cherche ailleurs ce qui est à portée de la main. Aujourd’hui, tu as compris. Tu sais où est ta place. Ce n’est pas la mort d’une petite écervelée qui te chagrine. Quelque part, elle l’a mérité. Tu es malheureux parce que ton pays t’indigne. Tout en lui te désespère. Tu refuses d’être ce qu’on veut que tu sois, l’ombre de toi-même, pécheur malgré toi. Comme tous les jeunes de ce pays, tu as été séduit et abandonné. Mais tu n’es plus seul désormais. Tu as des repères, et des millions de raisons d’espérer. Lorsqu’il n’y aura plus rien dans le monde, lorsque la Terre ne sera que poussière, demeurera alors la face d’Allah. Et au jour dernier, il te sera demandé, sans complaisance aucune : « Qu’as-tu fait de ta vie, Nafa Walid ? » Ta réponse, c’est à partir d’aujourd’hui qu’il faut la préparer. Car il est encore temps. Tu tiens vraiment à faire quelque chose de ta vie, frère Nafa ? À la bonne heure. Tu voulais être acteur, décrocher les rôles qui te projetteraient au firmament. Eh bien, je te les accorde : je te propose le ciel pour écran, et Dieu pour spectateur. Montre donc l’étendue de ton talent.

Je ne sais toujours pas ce qu’il m’était exactement arrivé, ce jour-là.

J’ai quitté la mosquée et j’ai flâné dans la Casbah comme jamais je ne l’avais fait auparavant. Puis je suis monté sur la colline.

Enfant, j’aimais me retrouver, le soir, au haut de Notre-Dame pour communier avec la baie et les bateaux en rade. Les piaillements des galopins voletaient autour de moi comme des oiseaux voilés. Il me semblait que mon regard portait plus loin que mes pensées, qu’à mes pieds le monde pouvait encore susciter des rêves. J’attendais de grandir pour cueillir des lauriers qui, étalés sur la ville, la couvriraient en entier.

Assis sur le petit mur en pierre, au bord de la route, je respirais avec avidité, heureux d’être seul et de ne déranger personne. Une fois rassasié d’horizons diaprés, je revenais couver de mon silence la Casbah séculaire accroupie plus bas. Avec son piémont en guise d’essoreuse et ses fatras de mansardes pareilles à des paquets de linge, elle me rappelait ma mère, sur la berge de l’oued, s’ingéniant à donner un éclat soyeux à de vieilles guenilles.

J’aimais beaucoup ma mère.

Mais, Dieu ! qu’elle me faisait pitié…

La tête dans les mains, le cœur comme un poing en travers de la poitrine, je m’égarais dans mes pensées. Il y avait un choix à faire. Définitivement. La chaleur pestilentielle qui montait des soubassements me déconcentrait. Quelque chose en moi ne répondait plus. Un moment, j’avais souhaité disparaître d’un coup de baguette ; n’être plus là, subitement, pareil à un reflet gobé par les ombres.

Derrière moi, blotti sous un porche, un groupe d’adolescents se renvoyait un air de Haj M’rizek. Le plus pauvre d’entre eux, inconnaissable à sa virtuosité, griffait sa guitare d’une main inconsolable. Lorsque son regard supplicié heurta le mien, il se ressaisit un moment pour se racler la gorge et, sans crier gare, il lança à tue-tête un poème de Sid Ali dont il pourchassa la rime à coups de notes explosives :

 

Quand le rêve met les voiles

Quand l’espoir fout le camp

Quand le ciel perd ses étoiles

Quand tout devient insignifiant

 

Commence pour toi et moi

Mon frère

La descente aux enfers

 

Je redescendis vers la mer voir capituler le soleil. Quand j’atteignis la crique, le jour s’immolait dans ses propres flammes, et les vagues, au loin, ressemblaient à d’immenses plaies.

La chaîne en or de Sonia me pesa, tout à coup, sur la conscience. Je l’arrachai avec hargne et la jetai aux flots en un geste d’abjuration.

J’ignore combien d’heures j’étais resté là. J’avais froid dans mes chairs et froid dans mon esprit ; pourtant, j’en étais persuadé : le rêve sait plaire, convaincre et tenir compagnie, cependant, dans la majorité des cas, ce n’est pas un ami.

Qui de nous n’a pas aspiré à croquer la lune ? Mais la lune, une fois décrochée, s’effrite entre les doigts comme une vieille relique pourrie. Et quelle saveur peut promettre, au palais, l’entêtement à mordre la poussière ?